Source: http://next.liberation.fr/mode/2015/03/13/de-toutes-les-matieres-c-est-le-wax-qu-elles-preferent_1213985
REPORTAGE
Visite chez l’un des plus gros producteurs de wax, l’usine Vlisco implantée aux Pays-Bas, qui produit 24 heures sur 24 le précieux tissu destiné au continent africain mais aussi à Londres ou à Paris.
Bien sûr, il y a des pistes cyclables et des petites maisons mitoyennes en briques brunes. Derrière sa fenêtre, un Beagle immobile observe le ballet des vélos. Helmond, 80 000 habitants, à dix minutes en train d’Eindhoven dans le sud des Pays-Bas, est une ancienne ville industrielle où a survécu un fleuron: l’usine textile Vlisco.
Depuis bientôt cent soixante-dix ans, c’est là qu’est fabriqué le wax hollandais, un tissu méconnu en Europe mais adulé de la Côte d’Ivoire à la République démocratique du Congo. Vlisco écoule chaque année 70 millions de mètres de cet emblématique et increvable imprimé africain aux couleurs vives, dont 90 % en Afrique.
Depuis la baie vitrée du bureau du PDG Hans Ouwendijk, en hauteur, on distingue presque la totalité du site. Une quinzaine de bâtisses, dont chacune est à elle seule un vestige de l’histoire industrielle européenne. L’ensemble est hétéroclite, tour en brique, usine blanche avec toiture en dents de scie, hangar marron aux vitres jaunes.
UNE MARQUE DE FABRIQUE NÉERLANDAISE
L’entreprise, qui appartient à un fonds d’investissement britannique, a vu son chiffre d’affaires augmenter de 160 à presque 300 millions d’euros entre 2009 et 2014. Et elle a ouvert une quinzaine de boutiques sur le continent africain, alors que l’essentiel des tissus se vend sur les marchés et que le prêt-à-porter est loin d’y être la norme. Même le Nigeria, qui protège son industrie textile depuis quarante ans, a signé fin janvier un accord avec Vlisco, lui permettant d’entrer officiellement sur un marché de 180 millions d’habitants.
L’entreprise possède quatre marques: Vlisco donc, mais aussi Woodin, Uniwax et GTP. Les trois dernières, beaucoup moins chères, ont fabriques et main-d’œuvre en Afrique. Mais «le wax hollandais reste en Hollande,martèle son patron, lunettes rondes et regard clair. Les meilleures montres viennent de Suisse. Les meilleurs cigares, de Cuba. Si maintenant, vous décidez que les cigares et les montres sont fabriqués je ne sais où, vous détruisez la marque.»
Le département des échantillons, en sous-sol, ne se visite pas. Idem pour le laboratoire de création des couleurs, développées et utilisées uniquement par Vlisco. Des turquoises éclatants, des oranges rayonnants, et des roses, des roses! Un peu partout, de nombreux panneaux montrent un gros appareil photo barré de rouge. Vlisco ne plaisante pas avec le secret industriel, surtout depuis le milieu des années 2000 et l’avènement de la Chinafrique: la marque souffre beaucoup des imitations asiatiques.
«Parfois on lance un nouveau motif et un mois plus tard on découvre des copies à un dixième du prix sur un marché à Cotonou ou à Kinshasa», regrette Roger Gerards, directeur artistique de Vlisco depuis huit ans. Le wax hollandais coûte cher, entre 60 et 120 euros le pagne (pour faire trois pièces, bas, haut et coiffe), auquel il faut ajouter le prix du tailleur. Mais il est connu pour sa robustesse et considéré comme un investissement. «Depuis quelques années, on va en justice dès qu’on découvre des copies de notre marque, précise Hans Ouwendijk.On fait breveter d’ailleurs toutes nos créations.»
Jean-Paul II, en wax près du bureau du PDG Hans Ouwendijk.
LE BATIK IMPRIMÉ À LA CIRE
Le wax n’est pas une invention néerlandaise. Ni africaine. Ce sont les Indonésiens qui, avec le batik, ont imaginé ce processus d’impression utilisant la cire. Quand il ouvre une usine textile à Helmond en 1846, Pieter Fentener van Vlissingen importe la technique de cette colonie néerlandaise d’alors, industrialise sa production, puis vend les tissus moins chers en Indonésie. L’Afrique, déjà friande de batiks, découvre le wax hollandais presque par hasard, dans les ports où les navires néerlandais font escale. Très vite, les pays du golfe de Guinée deviennent les plus gros clients de Vlisco.
Aujourd’hui, le wax reste international: porté en Afrique, imprimé aux Pays-Bas, tissé en Chine, avec un coton acheté à des pays d’Asie du Sud ou… d’Afrique, Bénin, Zambie ou Côte d’Ivoire. La boucle est bouclée. A l’entrée du département design au deuxième étage, trône un wax gris et orange à l’effigie du souriant couple royal des Pays-Bas. Conçu à l’occasion du couronnement de Willem-Alexander, en avril 2013, il a été offert à tous les salariés de Vlisco.
Sous la lumière diffuse d’une grande verrière, les créateurs planchent sur les collections à venir. Sur sa table à dessin, Teun van den Wittenboer, 32 ans, trace avec application les contours d’une feuille d’arbre oblongue au feutre noir. «Quand je suis arrivé à Vlisco, on m’a donné du temps pour que je m’adapte, pour que je découvre les archives, pour que je comprenne les limitations techniques, détaille le jeune illustrateur. C’est comme apprendre une nouvelle écriture, un nouveau langage.»
DES VENTILATEURS AUX SACS À MAIN
Des coupons de tissus jonchent le sol, les tables, sont accrochés au mur. Les inspirations sont végétales, minérales, géométriques, calligraphiques ou carrément concrètes. Les wax hollandais les plus prisés figurent des ventilateurs, des patins à roulettes, des robinets, des euros ou des sacs à main, motifs cocasses pour l’Occidental néophyte, mais codifiés et signifiants pour la cliente africaine.
«Parfois, il faut un an aux designers pour comprendre l’univers graphique et la technique du wax, explique Roger Gerards. En plus, il faut apprendre à créer pour un marché qui n’est pas autour de soi !» Et qui n’arrête pas de changer: depuis huit ans qu’il voyage une fois par mois en Afrique de l’ouest ou centrale, Gerards a vu les capitales se métamorphoser. Il énumère: «Nouveaux hôtels, nouveaux centres commerciaux, nouvelles voitures… C’est un continent qui connaît une forte croissance de son PIB, mais cette croissance n’est pas linéaire»,enchaîne le PDG, Hans Ouwendijk.L’épidémie d’Ebola ou Boko Haram nous affecte à différents niveaux.»
En plus d’être lointain et mouvant, ce marché est, bien sûr, gigantesque et divers. Les goûts varient selon l’appartenance religieuse, ethnique… Les créateurs de Vlisco doivent savoir que, par exemple, les Musulmans n’aiment pas les dessins de parties du corps, mais préfèrent les motifs géométriques ou plus abstraits. Que tel pays raffole du orange, quand son voisin le déteste. Mais l’entreprise peut compter sur ses 1 800 salariés en Afrique, en prise avec les besoins, les traditions et les goûts de la région.
Des gros tuyaux bleus ou métallisés parcourent l’ensemble du site, d’un bâtiment à l’autre. Une fumée blanche – en fait de la vapeur d’eau –, s’échappe du sol et des cheminées. Elle fait tache sur le ciel anthracite d’avant l’orage. L’usine d’Helmond emploie 800 ouvriers qui assurent un rendement 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.
Il peut y avoir jusqu’à 27 étapes de fabrication pour le « super-wax », le nec plus ultra chez Vlisco, depuis le blanchiment du tissu jusqu’aux teintes, en passant par la presse sous un gros cylindre en cuivre gravé selon les motifs désirés, et dont les sillons sont remplis de cire chaude. La toile ainsi enduite passe d’abord dans des bains d’indigo, en sous-sol. Les zones cirées restent blanches, et entre chaque couche, la cire est nettoyée mécaniquement. Les résidus qu’elle laisse donnent le « craquelé » si typique du wax. « ça rend le produit vivant : chaque nouveau mètre de tissu est différent du précédent », s’extasie Ruud Sanders, directeur des archives et mémoire vive de Vlisco. A Helmond, la technique a été peu à peu mécanisée, mais le processus est toujours le même depuis l’origine.
Pas d’envers ni d’endroit, le wax est imprimé sur les deux côtés du tissu.
LES « PARFAITES IMPERFECTIONS » DU WAX
D’autres couleurs sont, elles, imprimées. Avec toujours ce principe: le wax doit être rigoureusement semblable des deux côtés. Pas d’envers ni d’endroit: les couleurs n’en sont que plus intenses, et les possibilités de coutures, multipliées. Poulies, cylindres, néons, le wax défile à grande vitesse sur les machines comme les pages d’un journal à l’imprimerie. Près de 800 motifs différents sont en stock. Issu de la nouvelle collection, un tissu orange et vert anis passe devant un duo d’ouvriers en bleu de travail, qui vérifie le bon déroulé des opérations. De la dance antique passe à la radio plein pot. « Il y a parfois des irrégularités dans l’impression, mais c’est ce qu’on appelle les “ imperfections parfaites ”», s’amuse Ruud Sanders.
Une machine, accompagnée des gestes sûrs d’une jeune ouvrière aux bras tatoués, découpe et plie le tissu. Il est ensuite rangé dans des sacs en toile de jute, où figurent au marqueur noir les destinations : Paris, Londres, Cotonou, Kinshasa, Lomé, Accra… Ils sont mis en containers à Helmond, emmenés par camion jusqu’à Rotterdam, direction les ports du monde entier. Ensuite? Ensuite, vendeurs et clients ivoiriens, béninois, togolais ou congolais ont un outil imparable pour se réapproprier ces tissus, summum du vêtement africain : ils les baptisent.
Quand il sort de l’usine d’Helmond, le wax hollandais ne porte qu’un vulgaire numéro de série. Mais sur les marchés africains, il devient « L’œil de ma rivale », « Le collier de Thérèse », « Mari capable », « Si tu sors, je sors », pour ne citer que les indémodables. Le pagne fait beaucoup plus que (bien) vêtir: c’est un signe d’appartenance, un indicateur d’aisance sociale ou de défiance, un outil de communication.
Dès le début du XXe siècle, certains négociants faisaient déjà des commandes de dessins à partir de proverbes locaux. Le pagne « ABC », toujours populaire aujourd’hui, a été créé pour des missionnaires catholiques qui, en 1905, avaient demandé un wax flanqué de l’alphabet pour l’enseigner. Les pagnes sont également nommés d’après des personnalités ou des événements. Au moins cinq wax lancés en Afrique au moment de la visite officielle des Obama, en juin 2013, portent le nom du couple présidentiel américain. En tête, « Les chaussures de Michelle Obama »et « Le sac de Michelle Obama ».
Ces baptêmes, pragmatiques ou humoristiques, sont informels et peuvent varier d’un pays à l’autre. «Plus le tissu a du succès, plus il a de noms !, constate Roger Gerards. C’est quelque chose de très puissant. Normalement, on ne cherche que les prénoms de ses enfants.» Les appellations ne manquent jamais de sel. L’année dernière, Vlisco a lancé un tissu bleu foncé avec des pois blancs. Il cartonne depuis, sous le nom de «Paracétamol».
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